16
Oglore

Je me levai aussi épuisée que lorsque je m’étais assoupie, quelques heures plus tôt. J’étais certaine de ne pas avoir dormi plus de deux heures d’affilée sans me réveiller en sursaut, inquiète. Au moins une fois, je me souvenais avoir ouvert les yeux avec l’impression angoissante d’être observée. Je m’étais redressée sur ma couche et j’avais scruté l’obscurité, cherchant à repérer le moindre mouvement suspect, sans succès. Je m’étais recouchée, toujours anxieuse mais résignée, pour replonger dans un sommeil chaotique.

Je constatai l’absence de mon compagnon et présumai que nous devrions bientôt nous remettre en route. L’absence de ciel au-dessus de ma tête ne me permettait pas d’estimer l’heure qu’il était. Je roulai ma couverture en boule, puis renonçai à faire un brin de toilette. Je portais les mêmes vêtements depuis mon départ précipité du château ; mon hygiène personnelle avait été le cadet de mes soucis depuis : j’avais été plus occupée à sauver ma peau qu’à la laver. J’eus un geste las avant de ranger ma couverture dans l’un de mes sacs et de les passer en bandoulière. Je me mis ensuite à la recherche de Madox sans rien manger, les nausées matinales ayant raison de mon faible appétit.

Je n’eus pas à aller bien loin. Il montait la garde à l’entrée de notre chambre improvisée.

— Il nous faut partir le plus tôt possible, question de ne pas donner à Phénor l’occasion de repenser aux menaces qu’il a proférées hier soir. Je ne suis pas convaincu que la cupidité et le désir de vengeance ne l’emporteront pas sur sa peur des représailles. Il n’a pas survécu aussi longtemps, dans ce monde hostile, sans raison.

— Et que comptes-tu faire une fois que nous aurons retrouvé l’air libre ? m’informai-je. Nous ne savons même pas à quel endroit il va nous rendre notre liberté. Tu peux aussi bien n’avoir jamais mis les pieds là-bas et…

— Pour ta gouverne, Naïla, et si ça peut te rassurer, il y a fort peu de lieux sur les terres habitées que je n’ai jamais visités, ne serait-ce qu’une seule fois. Et je ne crois pas que les gnomes aient la moindre intention de nous conduire si loin à travers leur réseau, pour ne pas nous laisser entrevoir son étendue. Il ne faut surtout pas sous-estimer leur intelligence. Ils sont laids, mais pas stupides.

Il avait prononcé la dernière phrase à voix basse, comme s’il craignait qu’un autre que moi ne l’entende. Il se leva ensuite, ramassa son sac et était sur le point de se mettre en marche quand je demandai :

— Madox, qu’est-ce qu’ils sont au juste ?

Il inspira profondément et esquissa un sourire sans joie.

— J’oublie trop facilement que ce monde ne t’est pas familier…

— Je te signale que, d’après ce que j’ai cru comprendre, il ne l’est pas non plus pour quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population à laquelle on cache je ne sais combien d’horreurs de ce genre, le rembarrai-je brusquement.

— Fais-moi plaisir : ne les traite plus d’horreurs à voix haute jusqu’à ce qu’on soit à bonne distance des oreilles indiscrètes. Je n’ose imaginer la fureur de Phénor si pareils propos lui parvenaient. Déjà qu’il a peu de sympathie pour nous…

— D’accord, désolée…, capitulai-je, le ton de ma voix trahissant que je n’en pensais pas moins et que je ne regrettais nullement ce que j’avais dit.

Les mains sur les hanches, je soutins le regard amusé de Madox.

— Ce qui t’échappe, c’est que le reste de la population ne fait pas partie du cercle très restreint des Filles de Lune et de ceux qui gravitent autour. Il est donc normal qu’ils ignorent ce qui, dans ton cas, est essentiel, voire vital, me rappela-t-il avec justesse.

Devant mon regard assassin, il s’empressa d’ajouter :

— Je sais… Je sais… Tu n’y es pour rien.

J’inspirai profondément et tâchai de me ressaisir. La situation ne devait pas être évidente pour lui non plus. Voyant que je semblais prête à l’écouter, il répondit enfin à ma question :

— Les gnomes font partie des élémentaux, c’est-à-dire des créatures qui régissent les quatre éléments essentiels à la stabilité de l’univers. Ils sont en charge de la terre et de tout ce qu’elle renferme : ils sont les gardiens des minéraux et des pierres précieuses, et peuvent influer sur les tremblements de terre ou la lave, par exemple. En général, ils s’entendent assez bien avec les humains, mais pas n’importe lesquels. Ils ont une nette préférence pour les moins recommandables.

— Leur peuple ne pourra donc jamais s’éteindre puisqu’ils sont essentiels à la survie du monde…

— C’est un peu plus complexe. Leur survie à long terme dépend des alliances qu’ils forment avec les autres peuples. S’ils respectent les accords qu’ils concluent dans leur intégralité, les dirigeants de la communauté qui les ont signés se voient accorder une prolongation significative de leur espérance de vie. Certains disent même que les gnomes pourraient ainsi accéder à l’immortalité…

Un silence plana durant quelques secondes avant que Madox n’enchaîne :

— J’avoue que je me suis posé des questions sur le bien-fondé de cette croyance lorsque j’ai appris que Phénor était toujours vivant. Pour ce que j’en sais, il a depuis fort longtemps dépassé les deux cent cinquante ans d’espérance de vie de son espèce. En tenant compte des différentes alliances qu’il a forgées depuis son accession au pouvoir, il serait juste de penser qu’il aurait dû mourir il y a un certain temps déjà. Le fait qu’il soit toujours de ce monde est un record, mais aussi une très mauvaise nouvelle. Cela implique qu’il y a de nombreuses ententes dont nous ne savons rien et qui ont donc nécessairement été conclues avec l’ennemi. La façon dont les gnomes semblent gérer leurs affaires me force à affirmer qu’ils ne sont pas près de s’éteindre…, conclut-il, avant de se diriger vers la salle du trône.

Je lui emboîtai le pas, comme toujours, ayant l’impression d’être un caniche suivant partout son maître. Lorsque nous pénétrâmes dans la pièce, l’important personnage nous attendait. Son humeur ne semblait pas s’être améliorée depuis la veille, et Fénon, debout à ses côtés, ne manifesta guère plus d’enthousiasme à notre arrivée. Celui-ci n’était pas seul ; une demi-douzaine de ses compatriotes, à la mine aussi rébarbative, nous dévisageaient avec hostilité. « Charmant », pensai-je. Nous pourrons nous estimer heureux de quitter cet endroit en un seul morceau. Je n’avais aucun mal à les imaginer promenant nos têtes sur des piques et célébrant bruyamment notre fin atroce, autour d’un gigantesque feu de camp. Cognant sèchement sur le sol le bâton qu’il tenait à la main, Phénor me sortit de ma rêverie.

— Une escorte a été constituée afin d’assurer votre protection jusqu’à la Montagne aux Sacrifices. Wandéline a déjà été prévenue que nous vous laisserions là-bas ; elle a approuvé notre décision.

Son regard se posa sur moi.

— Je répugne à vous laisser partir, compte tenu de votre valeur marchande. Il serait préférable que nos chemins ne se croisent plus, désormais : Wandéline ne sera pas toujours là pour vous sauver la mise. Quant à toi…

Il s’adressait maintenant à Madox, la voix chargée de haine et de ressentiment.

— Je t’ai déjà averti hier, je ne perdrai donc pas mon temps à me répéter. Pour être certain que tu as saisi le sérieux de mon laïus, je te ferai plutôt cadeau de ceci…

À cet instant, deux des hommes de notre escorte présumée s’écartèrent pour laisser passer un membre féminin de leur communauté. Marchant avec une canne, elle était encore plus laide et ridée que Phénor, plus petite aussi. Elle portait une robe grossièrement taillée qui lui donnait l’air d’avoir revêtu un grand sac de toile informe dans laquelle on aurait fait des trous pour les membres. Elle me fit un sourire mauvais qui découvrit des dents noires et pourries – enfin, ce qu’il en restait. Elle dévisagea Madox avec autant de haine que Phénor, sinon davantage.

— Je ne sais si c’est la témérité ou l’inconscience qui t’a conduit jusqu’à nous, petit-fils de Mathéo, mais je suis d’accord avec Phénor : tu ne dois plus jamais venir nous narguer, même sous la protection d’une sorcière. D’ici notre prochaine rencontre, je veillerai à ce que mes pouvoirs aient atteint le même niveau que ceux de Wandéline, que nous pourrons alors cesser de craindre. En attendant, pour que l’erreur commise par ton ancêtre et la conséquence qui en découle continuent de hanter ta mémoire…

Elle tendit la main droite devant elle et vida sur le sol un petit flacon doré. Immédiatement, une légère brume turquoise s’éleva dans la caverne en tourbillonnant gracieusement. Les volutes prirent doucement la forme d’un être humain. Je distinguai bientôt une jeune fille que je ne connaissais pas.

— Vous n’avez pas le droit ! cria Madox.

Je me tournai vers mon compagnon, dont le visage exprimait un mélange d’horreur et de colère. La main sur la garde de son épée, il semblait prêt à fondre sur la sorcière. Cette dernière éclata d’un rire cruel, en même temps que Phénor. Le reste du groupe regardait l’image de la jeune femme, qui semblait terrorisée, avec un amusement non dissimulé. Phénor s’adressa à Madox avec toute la hargne dont il était capable.

— Tu oses dire que je n’ai pas le droit ! Comme tu peux le constater – il montra l’apparition du doigt –, elle, au moins, est toujours en vie. Je te rappelle que Daméril et Dasca n’ont pas eu cette chance, après avoir croisé le chemin d’Hyriel.

— Laédia n’a rien à voir dans cette histoire, grinça Madox, réprimant difficilement son courroux. Elle n’est même pas au courant de cette… erreur de jugement de la part de son aïeul.

Il avait hésité avant de prononcer les derniers mots. Je le soupçonnais de manquer de sincérité. Phénor lui jeta un regard dégoûté. Sa sorcière reprit la parole :

— Tu connais aussi bien que nous les lois régissant les alliances entre les peuples de notre monde. Les descendants d’un être qui a commis une faute impardonnable envers un membre d’une communauté différente de la sienne, et qui n’a pu la réparer avant sa mort, se voient remettre le fardeau de l’expier. Peu importe que cette personne soit sur la Terre des Anciens ou dans l’un des mondes parallèles au moment des faits. Laédia est donc aussi responsable que toi à nos yeux.

— Elle ne peut pas comprendre, tenta d’expliquer Madox. Elle ne sait rien de ce qui lie et oppose, en un même temps, notre famille à la population des gnomes. Elle est trop jeune pour porter un tel poids sur ses épaules. Je…

— En voilà assez ! le coupa la sorcière. Daméril et Dasca n’étaient pas non plus en âge de comprendre quand…

Madox ne la laissa pas finir.

— Oh que si ! Ils savaient très bien ce qu’ils faisaient, siffla-t-il entre ses dents, en rendant à Phénor son regard haineux au centuple. Il s’agissait de gnomes adultes et ils ont agi en toute connaissance de cause.

— Ils ont été dupés par de fausses promesses ! explosa Phénor. C’est un homme de votre race qui les a trompés avec ses mensonges et ses rêves de gloire et de fortune et…

Une détonation se fit soudain entendre, assourdissant la foule s’entassant dans cet espace restreint. Je portai instinctivement mes mains à mes oreilles et fermai les yeux. Lorsque je les rouvris, Wandéline se tenait au centre de la pièce, à l’endroit exact où flottait la dénommée Laédia un instant plus tôt. Un coup d’œil suffit pour constater qu’elle était de fort mauvaise humeur.

— Je croyais avoir été claire en envoyant Naïla et Madox ici, commença-t-elle sur un ton autoritaire. Vous deviez mettre vos rancœurs de côté, pour le peu de temps qu’ils passaient dans vos cavernes, en échange de ma clémence envers votre récente erreur…

— Pensais-tu vraiment que je parviendrais à oublier le passé à la vue de cet homme qui ressemble tant à son aïeul ? vitupéra Phénor. Notre soumission forcée a ses limites, Wandéline. Tu ferais bien de ne pas les négliger. Tu aurais dû me prévenir que le guerrier qui accompagnait cette femme était le petit-fils de Mathéo et le descendant direct d’Hyriel.

— Tu aurais refusé de les protéger et ton peuple était leur seule chance de s’en sortir. J’ai d’excellentes raisons de vouloir qu’ils restent en vie tous les deux et ce n’est pas à toi de juger si celles-ci sont justes ou non. Je ne peux t’empêcher de détenir Laédia, même si je considère que tu as choisi la mauvaise cible, mais notre accord t’oblige à laisser partir Madox. Si tu veux assouvir ta soif de vengeance, il te faudra attendre de le revoir.

Elle fit face à Madox.

— Il en va de même pour toi ! Si tu t’en prends à Phénor ou à Oglore maintenant – elle regarda sa consœur avec une répugnance évidente –, je peux te garantir que tu ne parviendras jamais à délivrer ta sœur de sa prison. Eux seuls savent dans quelle partie de leurs innombrables galeries ils la détiennent. Je ne crois pas que tu souhaites être directement responsable de sa mort. Tu ne lui rendrais pas service non plus en mourant aujourd’hui, lui dit-elle en posant sa main sur celle de Madox, qui tenait toujours la garde de son épée.

Je crus déceler une certaine compassion dans le regard de la sorcière. Par contre, elle n’en avait pas la moindre pour les gnomes. Peu semblait lui importer le drame qu’ils avaient supposément vécu. Madox poussa un soupir résigné avant de tourner le dos aux petits êtres ignobles et de quitter la salle d’un pas rageur. Wandéline s’adressa ensuite à notre escorte, qui avait reculé jusqu’à se retrouver appuyée contre le mur. Si Phénor et sa sorcière semblaient vouloir s’opposer à Wandéline, les autres la craignaient ouvertement.

— Vous allez maintenant vous acquitter de la mission qui vous a été confiée ce matin. Que rien ne vienne la mettre en péril, car vous en répondrez de votre vie. Je veux que ces jeunes gens aient atteint leur destination au plus tard dans cinq jours, au coucher du soleil. Sinon…

Puis elle se tourna vers Phénor et Oglore.

— … j’ai bien peur que certains membres influents de votre communauté n’aient de sérieux problèmes à très court terme. Suis-je assez claire ?

Je pouvais lire un combat intérieur dans les yeux de Phénor. Wandéline attendait une confirmation de la bonne foi de son interlocuteur. Comme il ne lui répondait pas, elle tendit la main gauche, doigts écartés, et lui fit décrire des cercles. Elle n’eut pas besoin de flacon pour faire apparaître une vision semblable à celle qui flottait dans la pièce à son arrivée. Une nouvelle silhouette se dessina, mais cette fois, dépourvue de visage. Vêtue de haillons et extrêmement maigre, la prisonnière se mouvait avec difficulté. Elle portait des fers aux poignets et l’une de ses jambes traînait une chaîne dont je ne voyais pas la fin. Je portai une main à ma bouche pendant qu’un long frisson me parcourait. La chair de poule courut sur ma peau. Comment pouvait-on être aussi cruel envers quelqu’un ? Je me demandai ce que cette femme avait bien pu faire pour qu’on la traite de cette manière…

Les yeux de Phénor semblaient sur le point de sortir de leur orbite. Quant à Oglore, elle vacillait sur ses courtes jambes. Même en l’absence de visage, ils avaient de toute évidence reconnu la personne que nous observions. J’en déduisis, le cœur serré, que je devais être en train de contempler leur œuvre. Wandéline allongea soudain les deux bras devant elle, ses mains se chevauchant. Puis, d’un coup sec, elle écarta ses bras en croix et la vision s’évanouit. Elle fixa les deux acolytes, sourcils froncés.

— Vous croyiez être les seuls détenteurs de ce terrible secret ? Comme vous le constatez, je suis parfaitement au fait de vos agissements. Je sais même que vous avez procédé de votre propre chef, sans l’aide de vos misérables alliés. Ces derniers n’apprécieraient certainement pas de savoir que vous détenez une Fille de Lune depuis aussi longtemps alors que vous avez juré avoir constaté sa mort, après une tentative d’évasion de sa part. En fait, je serais curieuse de connaître leur réaction… Peut-être devrais-je leur annoncer la bonne nouvelle ? Non ?

La mâchoire de Phénor sembla se décrocher et Oglore dut s’appuyer sur sa canne pour ne pas s’effondrer. Pour ma part, la seule chose que j’avais retenue, c’était qu’une de mes semblables était actuellement détenue par ces laiderons sans pitié. Il fallait absolument que j’en parle à Madox.

Pendant un long moment, un lourd silence flotta dans la pièce. Les membres de notre escorte retenaient leur souffle. Je les soupçonnais de ne pas comprendre la situation beaucoup plus que moi, si ce n’est que Wandéline savait quelque chose que les deux autres auraient préféré ne pas voir révélé. Ce fut Phénor qui rompit le silence en faisant disparaître de sa voix toute trace d’arrogance, la remplaçant par une lassitude et une exaspération à peine contenue.

— Peut-on savoir quel sera le prix de votre silence, cette fois ?

— Je n’exigerai rien de plus que ce que je vous ai déjà demandé. Vous savez maintenant qu’il serait préférable que je n’aie plus à revenir pour vous rappeler à l’ordre…

Sur ce, Wandéline disparut dans une nouvelle pluie d’étincelles orangées. Je l’enviais. Que n’aurais-je pas donné pour disparaître aussi facilement ! Phénor et sa sorcière échangèrent un regard, mais je compris qu’ils attendraient d’être seuls pour discuter des derniers événements. Le vieux nain donna quelques recommandations aux gnomes présents avant de se tourner vers moi. Il patienta jusqu’à ce que le dernier des membres de notre garde personnelle ait quitté la pièce. Un rictus méprisant flottait sur ses lèvres. Il avait repris son air supérieur et arrogant.

— Il vaudrait mieux que notre ami Madox ne sache rien de ce qui vient de se passer. Il serait en effet déplorable qu’il apprenne l’existence de notre prisonnière ; il pourrait alors aisément l’identifier et tenter de la retrouver. Cette situation ne serait guère souhaitable compte tenu des projets que nous nourrissons depuis longtemps à son égard. Puis-je compter sur votre discrétion pour ne pas ébruiter la nouvelle ?

Je haussai les sourcils, le regardant comme s’il était fou. Je n’avais nullement l’intention de taire ce que je venais d’apprendre et je ne voyais pas comment il pourrait me contraindre au silence. Son horrible sorcière s’avança vers moi, un sourire torve aux lèvres, aussi arrogante que son complice. Elle voulut poser une main sur mon épaule, mais je reculai précipitamment, lui interdisant de me toucher. Je gardais de très mauvais souvenirs de mes contacts obligés avec des sorcières.

— N’oubliez pas que je suis une Fille de Lune ! Qui sait ce que je pourrais vous faire subir, dis-je sans réfléchir.

Oglore éclata d’un rire mauvais.

— N’essayez pas de me leurrer, pauvre sotte. La nuit dernière, j’ai fait une brève incursion dans votre passé. Je désirais connaître l’étendue de vos pouvoirs et de vos connaissances…

Elle s’arrêta, guettant ma réaction. Une lueur de compréhension traversa mon regard alors que se confirmait la présence que j’avais ressentie au cours de la nuit.

— Dommage que vous ayez perçu mon arrivée en si peu de temps. Vous m’avez privée d’un examen plus approfondi de votre fascinante personne – au mot « fascinante », elle sourit d’un, air condescendant. J’ai tout de même eu le temps de constater, avec une certaine surprise je l’avoue, que vous ne représentiez pas, contrairement à ce que nous appréhendions, une bien grande menace pour notre communauté. Vous possédez un nombre impressionnant de dons, il est vrai, mais la plupart n’ont jamais été exploités, même une seule fois. Il est pathétique de découvrir à quel point les derniers spécimens de Filles de Lune n’ont plus rien de la splendeur ni de la puissance de leurs représentantes d’autrefois.

Elle pivota pour s’adresser à son complice.

— Combien en avons-nous croisé depuis trente ans, Phénor ?

Le gnome haussa joyeusement les épaules. Il lui laissait le privilège de s’en vanter. Elle fit mine de réfléchir intensément avant de revenir vers moi, l’air triomphant.

— Quatre, si je ne m’abuse… peut-être même cinq, l’une d’entre elles ayant toujours un statut incertain. Et j’ai le plaisir de vous annoncer que toutes, sauf une, étaient aussi impuissantes et mal renseignées que vous quand nous les avons retrouvées. Peut-être est-ce la fin d’un règne immérité pour ces émissaires métissées de la dangereuse race humaine ? conclut-elle dans un rire de crécelle.

C’était maintenant à mon tour de lui jeter un regard chargé de haine et de mépris. Je ne voyais pas pourquoi je devais rester là, à écouter cette naine m’insulter et s’enorgueillir d’avoir rencontré plusieurs de mes consœurs dans ce monde qui s’inquiétait de leur présence si rare et pourtant essentielle. Je me dirigeais vers la sortie, n’ayant pas envie d’en entendre davantage, lorsqu’Oglore m’interpella durement.

— Je n’en ai pas encore terminé avec vous, Fille d’Alana. Vous ne croyez quand même pas vous en tirer à si bon compte après avoir été témoin de la révélation spectaculaire de notre petit secret.

Je levai les yeux au ciel sans même me retourner, continuant d’avancer. Si elle espérait que j’allais lui répondre… Elle se mit soudain à murmurer une série d’incantations dont je ne saisis que des bribes. Le tout ne dura que quelques secondes. Je fus brusquement prise de vertige et je dus faire des efforts considérables pour ne pas tomber. Je portai les mains à ma tête, appuyant fermement sur mes tempes pour tenter d’enrayer la douleur fulgurante que je ressentais. Lorsque je retrouvai finalement mon équilibre, cette horreur me contemplait d’un air satisfait. Je la fixai, complètement perdue, l’esprit flottant dans un épais brouillard. Je l’entendais à peine, mes oreilles bourdonnant comme si j’étais assaillie par un essaim entier d’abeilles. La douleur et le bruit s’estompèrent progressivement.

— J’ai quelque peu modifié votre mémoire. C’est une façon efficace de nous assurer de votre collaboration. Soyez sans crainte, vos souvenirs sont intacts, si ce n’est que certains ne vous sont dorénavant plus accessibles…

Mais de quoi parlait-elle ? Qu’est-ce qu’elle voulait dire en évoquant des souvenirs inaccessibles et une mémoire modifiée ? Voyant que je ne répliquais pas, elle poursuivit :

— Je vais maintenant vous poser une simple question, histoire de vérifier que je n’ai pas perdu la main… Dites-moi, Naïla, Wandéline a-t-elle fait apparaître une silhouette semblable à celle de Laédia lors de sa visite en ces lieux ?

Comme je levais des yeux hagards vers elle, une sensation de froid intense se répandit en moi durant quelques instants, s’insinuant dans tous mes membres. Je me sentais de plus en plus nauséeuse et confuse. Je ne comprenais pas du tout à quoi elle faisait allusion, puisqu’elle avait été présente dans la pièce tout le temps qu’avait duré la visite de sa consœur. Je lui répondis tout de même « non » pour qu’elle me fiche la paix, avant de quitter la pièce pour rejoindre Madox. J’avais de plus en plus hâte de fuir cet endroit lugubre.

Le sourire d’intense satisfaction qui déforma le visage ingrat d’Oglore m’échappa…

 

La montagne aux sacrifices
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